7.1 La mer, un espace profondément ambivalent – Frédéric LE BLAY

La mer, un espace profondément ambivalentInformations[1]

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Je voudrais poser quelques jalons de réflexion sur la relation de nos sociétés à la mer en général, en centrant peu à peu l'approche sur les zones littorales, et interroger la place qu'occupe de nos jours le tourisme balnéaire ainsi que les représentations qu'il véhicule.

Je me propose d'organiser ces brèves considérations anthropologiques et culturelles en trois temps.

  1. La mer, un espace profondément ambivalent.

  2. La côte, lieu de tous les dangers.

  3. Une idée actuelle : les bienfaits du mer.

1. La mer, un espace profondément ambivalent.

L'exemple de la Méditerranée antique

Dans l'imaginaire européen et occidental, la mer est le lieu d'un paradoxe : elle renvoie à la vie aussi bien qu'elle évoque la mort.

Mais elle semble plus facilement renvoyer au danger et à l'inconnu dans certaines sociétés. Elle peut être aussi opposée à la terre (symbole de fécondité) du fait de sa stérilité.

Le cas des sociétés de la Méditerranée antique est de de point de vue intéressant. Plusieurs grandes civilisations se sont développées autour d'un espace maritime central et commun, qui a permis les échanges et les partages. Loin s'en faut que cet espace soit par définition porteur de valeurs positives. Tout d'abord, pour les premiers marins de l'Antiquité, la navigation de haute mer reste risquée et les naufrages sont fréquents : tout voyage en mer, surtout s'il faut prendre le large, apparaît comme une aventure dont on peut ne jamais revenir. C'est pourquoi le cabotage reste, dans bien des sociétés, le mode privilégié de déplacement par voie maritime : on peut invoquer les risques de tempête et de naufrage mais aussi la capacité à s'orienter pour ne pas se perdre ; l'observation des astres, comme la connaissance des courants marins et des vents, bien qu'elles puissent très tôt donner lieu à des connaissances étendues, restent un moyen insuffisant pour assurer une arrivée à bon port. La connaissance précise des côtes, qui passe par l'établissement de cartes, relève-elle aussi d'une longue histoire d'acquisitions de connaissances par le voyage, avec ses aléas et son lot de navigateurs disparus. Les côtes elles-mêmes ne sont pas sans danger : hauts fonds et risques d'échouage, rochers et récifs, courants, etc.

L'un des textes fondateurs pour nous de cet imaginaire ambivalent de la mer est l'Odyssée d'Homère, qui conte une navigation périlleuse et mortelle pour l'ensemble des compagnons d'Ulysse. Seul le roi d'Ithaque reviendra à bon port. Les commentateurs se sont beaucoup interrogés sur la réalité de cette cartographie imaginaire des navigations d'Ulysse.

Par exemple, les monstres Charybde et Sylla sont-ils la traduction mythique d'une zone de récifs et de courants redoutables connue par les anciens navigateurs comme fatale à la plupart des marins ? On a pu situer ce passage si redouté dans le détroit de Messine. Dans les années 1930, l'helléniste et navigateur Victor Bérard posa la thèse que la légende homérique s'inspirait de récits de navigation transmis par les Phéniciens, peuple de la mer par excellence dans ce monde méditerranéen. Il tenta ainsi lui-même de retracer le périple d'Ulysse et d'identifier les lieux qui pouvaient être l'inspiration du poète grec. Les différents ouvrages qu'il en tira sont riches de cartes maritimes et de descriptions très exactes des côtes de la Méditerranée.

Quoi qu'il en soit, la mer chez Homère est dite « stérile ». Cette stérilité relève du caractère salé de ses eaux et de ce que la mer, même si elle apporte certaines ressources, reste fondamentalement, pour tous les peuples de cultivateurs et d'éleveurs, un espace impropre à la vie. Avant d'être la grande puissance maritime que nous connaissons aujourd'hui, avec ses armateurs, la Grèce a été un pays ancré sur la terre et ses productions, ce que sera également la Rome antique, malgré son empire établi sur tout le pourtour méditerranéen.

Rappelons que, à l'issue de la Troisième Guerre punique, qui voit la destruction définitive de la grande rivale Carthage, le conquérant romain, afin de signifier la mort du vaincu, répand du sel sur la terre carthaginoise, geste symbolique par lequel il interdit désormais toute culture. Le sel de la mer sème ici la mort.

Gens de mer et gens de terre

Sur un plan global, celui de l'histoire comme celui de l'anthropologie, on peut sans doute établir une distinction entre des sociétés fondées sur la culture de la terre, qu'elles soient nomades ou sédentaires, et des sociétés fondées sur une relation étroite avec la mer, qu'il s'agisse de l'exploitation des ressources qu'elle offre, à travers la pratique de la pêche, ou du voyage et du commerce. Pour la Méditerranée antique, les Phéniciens sont le peuple des navigateurs par excellence, ce qui les distingue des autres sociétés, pour lesquelles la mer reste un espace marginal. L'empire carthaginois anéanti par Rome était un empire à la fois terrestre et maritime, constitué à l'origine de comptoirs de fondation phénicienne.

Aujourd'hui encore, alors que les mers ont été explorées et que la vie en bord de mer comme la navigation sont devenues une réalité somme toute assez banale, la distinction entre gens de mer et gens de la terre reste prégnante voire structurante dans nos sociétés. Je pense qu'elle est assez marquée dans la culture française, pour ne citer que notre pays. L'agriculture ou l'élevage étant perçus comme des fondamentaux de l'économie, l'attachement à la terre, à un terroir, comme fondateurs d'une identité, le monde de la mer relève d'une forme d'altérité. Le monde paysan, auquel nous sommes nostalgiquement attachés, n'est pas le monde de la mer. Du point de vue des catégorisations économiques, exploitation de la mer comme agriculture et élevage relèvent cependant bien du même secteur dit primaire.

Altérité qui peut être revendiquée comme un facteur différenciant permettant d'affirmer une culture particulière, des valeurs (celles de l'ouverture sur le monde par exemple), et qui peuvent faire l'objet d'une promotion touristique affirmée. La Bretagne est bon exemple de ce phénomène, en tant que région qui revendique fortement sa culture de marins et de pêcheurs, son terroir littoral. Notons l'importance symbolique que joue le sel dans cette promotion de la marque Bretagne : beurre salé, caramel au sel de Guérande, etc. Notons aussi le style marin que cultivent les grandes marques de confection textile attachées au sol breton. On ne doit pourtant pas oublier que la Bretagne est aussi une terre d'élevage – bien que celui-ci ait pu être encouragé et dopé à échelle industrielle par des choix politiques récents dans l'histoire de ce territoire – et de culture, avec des spécialités elles-aussi revendiquées comme image de marque (oignon de Roscoff, artichaut, etc.). Le beurre joue aussi ce rôle de produit emblématique – le Breton est par définition « pur beurre » dans l'expression consacrée. Le beurre est pourtant un produit par excellence de l'élevage et de la terre ; mais voilà, le vrai beurre breton se doit d'être salé... Cette revendication laitière doit sans doute être également comprise comme la revendication d'une culture du Nord par opposition à une culture du Sud, dont l'huile d'olive est le représentant emblématique.

La langue bretonne rend parfaitement compte de cette dichotomie ancienne entre gens de mer et gens de terre à travers la distinction entre Armor et Argoat. Mais il semble que, dans la promotion touristique de ses atouts, la Bretagne d'aujourd'hui ait clairement fait le choix de l'Armor. Cela relève d'un engouement pour les côtes et les loisirs balnéaires sur lequel je reviendrai.

Ainsi le monde de la mer peut être perçu comme l'envers du monde de la terre ; les côtes et rivages, en tant que frontière, sont quant à elles un entre-deux, entre terre et mer. C'est peut-être ce qui les rend aujourd'hui si attractives.